dimanche 8 avril 2007

Le photographe

Ce premier message est un modeste délire littéraire rédigé en moins de quatre heures: un record personnel pour moi. C'est une petite nouvelle sans prétention qui n'a été ni testée, ni commentée.
Je la dédie à Olivier, qui me l'a inspirée.
Merci, Motard brouillon :-)


Le photographe

Je l'ai rencontré sur l'autobus, le premier matin de mon nouvel emploi. J'ai été sidérée par sa laideur, et c'est sûrement la seule raison pour laquelle je lui ai porté la moindre attention. Son visage asymétrique, encadré de longs cheveux grisâtres, était incrustés d'yeux bleus à peine visible dans une mer de fines rides. Sa seule interaction avec moi ce jour-là a été un petit hochement de tête courtois, suite auquel je me suis précipitée à l'autre bout de l'autobus dans la crainte qu'il ne m'adresse la parole.

Je l'ai revu à bord du même autobus tous les matin, en prenant toujours bien garde de ne pas initier de contact avec lui. Lui, pourtant, me saluait de la tête chaque jour comme si nous étions des connaissances de longue date. Le cinquième jour, un vendredi, je n'ai eu d'autre choix que de m'asseoir à côté de lui, le bus étant plein. Ce qui devait arriver arriva: il me parla.

"Vous êtes une artiste, n'est-ce pas ?" m'a-t-il demandé en guise d'entrée en matière.

Je ne m'y étais pas attendue, à celle-là.

Pendant quelques secondes, j'ai fait mine de ne pas l'avoir entendu, mais c'était peine perdue: j'étais coincée dans cet autobus pour trente minutes et je ne pensais pas pouvoir prétendre faire la sourde oreille pendant tout ce temps. D'autant plus que ce type insistait.

"Vos vêtements", a-t-il poursuivi pour s'expliquer. "Vous vous habillez comme une artiste. Je suis photographe et je vois beaucoup de gens dans une année, mais seuls les gens qui ont l'art dans l'âme savent agencer les vêtements avec goût tout en défiant les styles."

Il s'est alors mis à me parler d'art, et de photo, et de la façon dont une photographie pouvait mettre à nu l'âme d'une personne. Il y avait quelque chose de fascinant dans son discours. Ce matin-là, le trajet vers mon travail m'a semblé plus court qu'à l'habitude.

La journée, par contre, m'a paru beaucoup plus longue.

Je venais de recevoir les photos pour le concept publicitaire sur lequel je planchais, et en les regardant, je ne pouvais m'empêcher de repenser au type dans l'autobus. Ces photos-là n'avaient pas d'âme. Je n'aurais pas dû m'en préoccuper, mais ce détail occupait toutes mes pensées. Les clichés étaient beaux et les poses, créatives, mais on ne voyait pas l'âme derrière les visages.

Ce soir-là, j'ai sorti mon appareil photo, abandonné depuis mes études. J'ai passé tout le week-end à parcourir la ville, fiévreusement, à la recherche d'un cliché possédant une âme. De rue en parc, j'ai sûrement pris des centaines de photos. Des gens, des objets, des plantes, des animaux. Aucun n'avait ce que je voulais, l'étincelle que je cherchais.

Le lundi matin, abrutie par le manque de sommeil, je suis montée dans l'autobus, des clichés plein les poches, à la recherche du photographe. Il était là, comme à l'habitude, assis à l'arrière. L'air faussement désinvolte, je me suis assise près de lui en me sentant totalement ridicule. Au moins, l'autobus était assez plein pour rendre ma manœuvre un peu crédible.

"Alors, ces photos, vous me les montrez ?" demanda-t-il en guise de bonjour.

Je ne pensais pas m'être déjà sentie plus désarçonnée.

Je lui ai montré mes photos, et j'ai attendu ses commentaires avec l'avidité d'une enfant de trois ans. Et les commentaires n'ont d'ailleurs pas manqué. Il m'a expliqué chacun des détails qui manquaient à mes clichés. Il m'a parlé de l'art obscur de leur insuffler de la vie. Puis il m'a montré une sélection de ses clichés. Ce fut une véritable révélation.

Et, aussi, le début d'une révolution.

La photographie est devenue pour moi comme une drogue. Chaque soir, je parcourais la ville, caméra en main; chaque matin, je montrais mes photos de la veille à Max, le photographe difforme. À quelques reprises, il est venu me chercher au travail pour m'accompagner dans mes explorations photographiques. Ces soirées se sont étirées jusqu'aux petites heures de la nuit.

Max avait certainement plus de deux fois mon âge et sa laideur faisait frissonner, mais son esprit créatif hors du commun faisait de lui un modèle, un mentor, presque un dieu de l'art. Il m'a montré la seule cliché dont la perfection m'ait fait pleurer. Il a élevé la qualité de mes photos à un niveau dépassant mes plus folles attentes. Il m'a rendue capable de produire des concepts publicitaires qui m'ont valu l'enthousiasme sans précédent de mes patrons et de mes collègues. Il a littéralement donné vie à mon art et à ma carrière.

Un jour, il m'a proposé de travailler avec lui pour une exposition basée sur le thème de la Belle et la Bête. Il voulait que nous prenions des photos l'un de l'autre, échangeant nos rôles devant et derrière la caméra. Cette perspective m'a remplie d'un enthousiasme sans borne, mais m'a aussi rendue un peu perplexe. Non seulement ses talents de photographes dépassaient-ils très largement les miens et je ne voyais pas pourquoi il voulait collaborer avec une débutante, mais je ne pouvais pas non plus imaginer pourquoi il désirait être pris en photo avec la tête qu'il avait. Mais il insistait.

Un samedi matin, je me suis donc rendue à son studio pour la première séance de photos. Il a insisté pour poser d'abord, et je suis tombée amoureuse de lui durant cette heure magique. Torse nu, exposé dans toute sa laideur, il était pourtant d'une générosité et d'un magnétisme à couper le souffle. Non content d'exposer l'âme des choses lorsqu'il les photographiait, il livrait la sienne sans retenue lorsqu'il posait.

Un moment extraordinaire.

Nous avons ensuite échangé nos places, et je me suis retrouvée devant l'objectif. Les premiers clichés m'ont remplie de nervosité, mais son regard magnétique a croisé le mien et il m'a guidée pour faire de moi l'instrument de son œuvre. Une heure plus tard, je contemplais les clichés qu'il avait pris sur l'écran de son ordinateur. Ils étaient sidérants. C'était comme observer une inconnue beaucoup plus belle que moi, mais pourtant je m'y reconnaissais profondément. Je regardais ces photos et j'y voyais mes passions, mes rêves, mes espoirs.

Extase artistique. Hypnotisée, j'ai à peine senti le couteau qui m'a tranché la gorge. J'ai simplement vu Max saisir sa caméra, les mains tachées de sang, avant de m'effondrer.

1 commentaire:

Olivier, le motard brouillon a dit…

Alors que j'étais bercé par le côté art et romance de la nouvelle, la chute m'a cueilli comme un délicat uppercut en plein menton : EFFICACE !